Entretien
Karine Ramondy
L'historienne est chercheuse associée à l'université Paris 1.
Vous avez travaillé sur les assassinats de quatre leaders de l'indépendance en Afrique centrale, dont Patrice Lumumba (1). Quels sont les points communs entre ces morts ?
Ces quatre assassinats ont mis fin à des processus d'indépendance qui se déroulaient selon les projets défendus par ces leaders et ont fait basculer ces processus vers d'autres modèles.
Des modèles imaginés par les anciennes métropoles et les grandes puissances occidentales.
Dans ces nouveaux schémas, il y a des dirigeants cooptés par les nouvelles métropoles, comme Mobutu en République démocratique du Congo. Dans tous les cas, on a d'abord tenté d'éliminer ces leaders en attentant à leur réputation, puis en passant par la voie judiciaire, puis par la politique. Il s'est aussi agi d'éliminer leur mémoire.
Mais l'inverse s'est produit. On continue de parler d'eux aujourd'hui. Cela révèle la puissance de leur absence.
Bien sûr, les puissances coloniales ont joué un rôle dans ces assassinats, mais il y a eu également des complicités locales.
Ces assassinats témoignent-ils d'un refus d'admettre la décolonisation ?
Pendant très longtemps, les puissances coloniales ont refusé d'abandonner le contrôle. Puis il y a eu les guerres mondiales, la participation des « indigènes » dans ces conflits, l'URSS et les États-Unis qui étaient plutôt anticolonialistes...
Les métropoles ont dû intégrer qu'il allait leur falloir changer la nature de leurs relations avec les colonies. Mais si leurs intérêts pouvaient perdurer, c'était parfait.
Si la décolonisation, ce pouvait être l'indépendance dans la dépendance, c'était tout à fait rentable...
Ces assassinats politiques sont des sujets sensibles. Comment les historiens les ont-ils appréhendés ?
Longtemps, les assassinats comme celui de Patrice Lumumba ont été étudiés par des journalistes, des activistes, et non des historiens. Cela s'explique notamment par la difficulté d'accès aux sources. Pendant de longues années, il a ainsi été très compliqué de travailler sur les archives en Belgique, où il y avait une absence totale de volonté de coopérer avec les chercheurs.
Les chercheurs sont-ils plus libres aujourd'hui de travailler sur ces sujets ?
Oui, surtout en Belgique, où vient d'être créée une « commission spéciale » chargée d'examiner le passé colonial. Ayant répondu à des questions dans le cadre de cette commission, j'ai pu relever une véritable volonté de consulter des chercheurs ayant travaillé sur les violences coloniales et de les questionner sur les obstacles que nous avons rencontrés jusqu'à présent.
Le parallèle est assez triste avec la France, où une application plus stricte de la réglementation sur les archives classées « secret-défense » (2) a commencé à limiter l'accès à de nombreux documents ayant pourtant passé le délai des cinquante ans, à partir duquel ils étaient jusqu'à présent accessibles automatiquement.
Ces documents peuvent, par exemple, porter sur les indépendances ou le rôle des soldats « indigènes » pendant la Seconde Guerre mondiale...
Les historiens se sont moins intéressés à la décolonisation qu'à la colonisation. Pourquoi ?
La période de la colonisation est plus longue. Et en France, notamment, nous sommes longtemps restés prisonniers de la vision d'une décolonisation rapide et pacifique en Afrique subsaharienne. Or, les assassinats montrent que cela n'a pas été si pacifique que cela. On a aussi été longtemps prisonniers des figures qui ont gouverné les ex-puissances coloniales, des figures d'envergure restées dans la sphère politique, comme De Gaulle.
Le mouvement Black Lives Matter explique-t-il le regain d'intérêt, ces dernières années, des historiens pour cette période des indépendances ?
Les chercheurs n'ont pas attendu Black Lives Matter, mais cela leur donne une visibilité auprès d'un public plus large. Je suis très souvent sollicitée sur les réseaux sociaux par une jeune diaspora africaine qui cherche à comprendre les valeurs panafricaines, qui a conscience qu'elle a une vision un peu simpliste des héros de l'indépendance et qui veut aller plus loin.
Pourquoi est-il important de faire l'histoire de ces assassinats politiques ?
L'histoire constitue une forme scientifique qui ne laisse pas de place aux élucubrations et aux fausses interprétations. Elle force à créer une base sur laquelle d'autres historiens viennent travailler avec un matériel différent. C'est une forme de lien dans des pays qui en manquent. Et puis le fait de travailler sur ces morts violentes aide à comprendre les maux dont certains États souffrent aujourd'hui.
En République démocratique du Congo, la violence physique est le mode envisagé pour régler les conflits entre les personnes. Cela s'inscrit dans une chaîne d'historicité qui remonte à la période précoloniale, et dans laquelle l'assassinat de Lumumba est un jalon.
Enfin, faire cette histoire permet de créer un pont vertueux entre des puissances et d'anciennes colonies. C'est une histoire commune.
Cela ne permet-il pas, aussi, d'empêcher le discours selon lequel l'ancienne puissance coloniale est la cause de tous les maux ?
En effet, on ne peut faire cette histoire sans parler des complicités locales, souvent mises de côté. Il n'est plus possible de dire que c'est seulement « une affaire de Blancs ». Mais il arrive encore que la responsabilité des Katangais dans l'assassinat de Lumumba soit minimisée. C'est en cela qu'il est difficile de faire cette histoire. Les mêmes élucubrations continuent d'avoir voix au chapitre.
(1) Les trois autres sont Barthélemy Boganda (Centrafrique), Félix Moumié et Ruben Um Nyobè (Cameroun).
(2) Il s'agit de l'instruction générale interministérielle 1300, modifiée par un arrêté en novembre 2020.

KARINE RAMONDY : Vous êtes né dans le Congo Belge, vous avez connu, jeune adolescent, le basculement de la « société coloniale » imposé par l'État belge à la jeune République du Congo. Quelles images, quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
ELIKIA M'BOKOLO :
J'hésite... Il y a bien un moment précis comme la journée du 4 janvier 1959 jalonnée d'événements extrêmement violents qui vont tout changer. Mais je dois dire qu'en réalité, les choses commencent plus tôt. Les signes précurseurs de ce changement sont présents dans la musique congolaise. Les églises catholiques étaient de moins en moins remplies et, lorsque les écoles laïques ont fait leur apparition au Congo il y a eu une véritable bousculade pour aller s'y inscrire. La mainmise de l'État colonial belge se relâchait car le contrôle des travailleurs congolais n'était plus possible. Les Congolais devaient avoir tout leur temps libre occupé par l'Église, le sport ou le repos. Or, les Congolais ont commencé à sortir de plus en plus, à boire de la bière et à écouter de la musique. Ainsi le grand succès populaire musical d' Adu Elenga est « Ata ndele », ce qui signifie « Tôt ou tard » ; les paroles disent « Tôt ou tard le monde va changer... le monde va se retourner de fond en comble... ». De plus, dès 1956, les confrontations à travers les matchs de football au stade « roi Baudoin » – que tous les Congolais appelaient le stade Tata Raphaël –, prirent une connotation politique avant l'heure.
A cette époque, j'étais scolarisé dans la très bonne école catholique des pères de Scheut. En sixième année, le directeur me conseilla de renoncer à une carrière ecclésiastique et de rentrer au collège pour devenir médecin comme mon père. Or, le collège se situait dans la « ville blanche » de Kinshasa, il fallait donc passer la ligne de démarcation pour s'y rendre. L'un de mes enseignants de latin et grec était toujours dans la provocation et nous rappelait sans cesse qu'il nous enseignait un certain nombre de connaissances dont nous ne nous servirions jamais car nous étions, selon lui, « une race maudite par Dieu et que notre crâne n'avait pas la capacité physique suffisante pour intégrer toutes ces connaissances ».
Un jour, il nous raconte qu'il s'est fait poursuivre dans la rue par des enfants congolais qui lui criaient : « mundele, mundele », ce qui signifie en lingala « le blanc, le blanc », il ajouta : « On voit bien que vous êtes tous des idiots ! ». J'ai alors pris la parole en lui expliquant que c'était exactement la même chose pour nous : quand nous traversions le quartier blanc on nous disait « le noir, le noir » ! Un silence pesant s'est installé dans la classe, il m'a répondu : « Sors d'ici ! Tu ne remets plus les pieds ici ! ».
Mon père, un homme dont j'étais très fier, est venu me chercher à l'école mais le directeur ne nous a jamais reçus. Il faut dire que cet événement s'est déroulé aux alentours du 4 janvier 1959 et que désormais, tout était bouleversé. Les Noirs allaient pouvoir, après cette date, être scolarisés dans certaines écoles de Blancs.
Le 5 janvier 1959, s'achève la période coloniale mais la mutation était en marche depuis longtemps. Or, les historiens ne le reconnaissent pas. J'ai eu une polémique publique sérieuse avec l'historien belge Jan Stengers, de l'Université Libre de Bruxelles. En s'appuyant exclusivement sur les archives écrites et les témoignages des coloniaux, il affirmait que le gouvernement Pétillon et la Sûreté de l'époque n'avaient vu aucun signe avant-coureur de la décolonisation avant 1959. Or, un de mes souvenirs d'enfance est que lors des promenades à cheval de Pétillon, il prenait ce qui est aujourd'hui l'avenue Lumumba et passait devant l'école. Selon lui, les Congolais étaient heureux, rieurs et contents de le voir mais je me souviens que l'on lui criait des injures obscènes en lingala qu'il ne comprenait pas ; on s'en prenait à son physique, – il avait les yeux gris comme le chat qui est un animal maléfique pour les Congolais –, il avait un gros ventre sur son cheval, or, pour nous, un vrai homme puissant se déplaçait en voiture.
De plus, nous étions en face de Brazzaville où les choses bougeaient : il y avait un gouverneur noir, un maire noir et à Pointe noire, un député noir, Tchicaya. Nous savions aussi que le général de Gaulle était venu à Brazzaville plusieurs fois.
La figure de Boganda était très intéressante pour nous, nous avions l'abbé Maloula mais Boganda faisait figure de véritable leader, il avait réussi à devenir député à l'Assemblée Nationale en France, le sango est une langue proche du lingala. Toutes ces dynamiques étaient stimulantes pour les jeunes... Pour moi, il y a eu la figure de mon père qui avait fait la guerre en Birmanie dans l'armée anglaise car la Belgique était occupée, Léopold III étant « collabo », le gouverneur général du Congo avait pris le parti de la résistance. Des Congolais se sont enrôlés mais les Belges présents voulaient traiter les Congolais à part, ce que les Anglais ont refusé. Ce fut un « clash » important. Mon père et les autres soldats sont passés en Inde, puis en Birmanie, à nouveau en Inde en 1945-46 au moment des événements de la pré-indépendance, et mon père est revenu en racontant que les Indiens avaient pris le pouvoir et qu'ils dirigeaient leur pays. Il pensait que les Congolais pouvaient faire de même.
K. RAMONDY : Vous avez quitté avec votre famille la République du Congo pour la France suite aux épisodes de violence qui ont succédé à l'assassinat de Patrice Lumumba (1961). Ces épisodes traumatisants ont-ils influencé votre choix du métier d'historien ? A quel moment ce choix est-il devenu clair pour vous ?
E. M'BOKOLO : Au moment de la proclamation de l'indépendance, les Belges sont partis. Pour remplacer les professeurs et les cadres belges, on a reçu un très grand nombre d'Haïtiens. Plusieurs de mes enseignants étaient haïtiens. Leur pays nous était inconnu a contrario du Brésil, Cuba, la Jamaïque... Ils nous enseignaient leur histoire, de la Révolution à la situation des années 60. Le blocage colonial avait été levé au Congo et les assistants médicaux ont été sollicités pour venir parachever leur formation en France. Mon père était content de cette proposition, nous voulions partir car les études étaient bloquées. Nous n'avions pas de livres, sauf quelques-uns mis à disposition à partir de 1957 par les Américains qui avaient ouvert un centre culturel avec des livres passionnants notamment sur l'ouest américain. Intellectuellement, nous étions très limités et nous voulions partir.
Mais avant, il y a eu le 30 juin 1960 : la cérémonie se passait dans la « ville blanche » toujours difficile d'accès au palais de la Nation. On a suivi à la radio les événements ; mon père a même sorti le poste de radio dans le jardin pour que les gens dans la rue puissent entendre : Baudouin, Kasavubu, et enfin Lumumba qui prend la parole... « Quoi, il dit cela ? »« On était pétrifié... que va-t-il se passer ? »...
Le 30 janvier 1962, j'arrive à Lyon en seconde, plus exactement à Villeurbanne au lycée Ampère, très politisé. Lumumba est connu, son discours aussi...
Mon professeur d'histoire appartient à la SFIO, il parle de la côte Atlantique et il nous conseille la lecture de L'ère des négriers de Gaston Martin. C'est mon premier livre d'histoire, dévoré avec passion.
Villeurbanne était une ville très mélangée : Juifs, Espagnols, Algériens. J'ai le souvenir d'une visite à Chasselay où je découvre les croix de tous les tirailleurs sénégalais morts pour la France. Le père d'un de mes amis nous y a amenés et il nous dit « Pour nous c'est cela l'Afrique ! Ils étaient avec nous et les Allemands leur ont roulé dessus ». Je suis resté coi.
A cette époque, je commence à lire Le monde diplomatique, beaucoup d'articles portaient sur l'Amérique latine ; j'étais bon en histoire. Après Hypokhâgne, je passe le concours de Normale. Mon niveau en latin et en grec étant très bon, il aurait été plus sage de faire une agrégation de lettres mais cela me faisait penser à Senghor. Je ne voulais pas. J'ai passé l'agrégation d'histoire avec comme enseignants des personnalités formidables comme Jacques Le Goff ou son assistant André Vauchez qui m'ont marqué en tant qu'enseignants.
K. RAMONDY : Au 30 juin 2015, la République Démocratique du Congo est désormais indépendante depuis 55 ans, quels éléments ont joué dans la construction nationale du pays ?
18E. M'BOKOLO : C'est un gros problème : pour moi je crois qu'il y a un État au Congo mais je ne suis pas sûr qu'il y ait une nation au Congo.
Quand vous prenez Lumumba, pour moi, c'était le modèle du Congolais : on ne savait pas trop d'où il venait et au fond, on s'en fichait, il parlait remarquablement le swahili, le lingala, les deux langues du Congo qui ne sont pas des langues locales.
Tous les autres ou bien parlaient français ou bien parlaient leur langue vernaculaire comme le kikongo... Aujourd'hui encore, pour faire des papiers d'identité, on vous demande votre origine. Pour la déterminer, on se sert du lieu de naissance du père, et à partir de ce lieu de naissance, on vous dit de quelle tribu vous êtes (on utilise plus facilement le terme de tribu que celui d'ethnie au Congo). Mes propres enfants nés à Paris sont, pour la République Démocratique du Congo, originaires du village de mon père, endroit que j'ai quitté à deux ans et dont je ne parle pas la langue.
Cet exemple montre à quel point le Congo n'a toujours pas réussi à se construire comme nation. Une des polémiques actuelles repose sur la question de l'identité congolaise. C'est ce que révèle la question des originaires et des non-originaires. Comme le Congo passe à une structure fédérale, la question posée par les députés est de savoir qui doit assumer le pouvoir dans les unités décentralisées. La plupart d'entre eux ont répondu que cela doit être des « originaires » de ces territoires. Cette question est en fait anticonstitutionnelle car, au Congo, il n'y a qu'une nationalité et pas deux.
Par ailleurs, l'anthropologie physique a produit des effets extrêmement négatifs au Congo car un certain nombre de personnes se disent encore capables de reconnaître tel ou tel Congolais et sa région d'origine, ne serait-ce que par son physique et sa façon d'être. Au Katanga, on ne parle pas de groupe ethnique mais de « Katangais » et de « non-Katangais ». Godefroy Munongo qui était le porte-voix de ces « Katangais » n'a jamais dit que ses ancêtres, plus exactement son grand-père, Msiri, venait de la région actuelle de la Tabora en Tanzanie et est arrivé dans l'actuelle Katanga comme un chasseur, d'où le nom de « Bayeke » (les chasseurs).
Après la publication de mes deux ouvrages, j'ai exposé ces faits à G. Munungo à son invitation : il ne les a jamais démentis [1][1]Elikia Mbokolo, Msiri, bâtisseur de l'ancien royaume du....
Pour beaucoup, aujourd'hui, le Congo est un État, c'est-à-dire « une sorte de fromage que l'on se partage, que l'on va manger au fur et à mesure et après ?... ». Dans tout cela, nous, les historiens, avons un travail à mener d'autant plus que le programme d'histoire dans les écoles congolaises est une véritable catastrophe ! Cette année, en 2014, on m'a demandé d'évaluer le manuel du programme d'instruction civique et morale. Dans les pages d'histoire, l'histoire du Congo commence avec Stanley, les illustrations montrent les contacts avec les Européens : ce sont des images de Stanley reçu par les chefs congolais. Pourquoi ces images ont-elles été choisies ? Elles rappellent l'imagerie coloniale. La réponse des rédacteurs est la suivante : il s'agit de montrer que les Congolais sont un peuple accueillant. Nous leur expliquons que, dans la ville où Stanley est né, il a été question de lui ériger une statue, une votation été faite elle a abouti au refus de faire cette statue tant son image est négative...
La fin de la leçon repose sur les bilans positif et négatif de la colonisation : du coup, la colonne positive est bien remplie avec des apports comme la religion chrétienne à la place des croyances magiques, la civilisation, la médecine, les transports et le chemin de fer !! Cela rappelle la loi de 2005 en France ! Le chapitre intitulé « moi et l'autre » sur les différences est particulièrement éloquent : il reprend la classification de Darwin avec les blancs, les noirs, les jaunes, les rouges... C'est incroyable ! Dans les sujets du bac, une question qui revient souvent est celle de citer les races humaines... Aujourd'hui l'élève qui dirait il n'y a « qu'une race c'est la race humaine » aurait zéro ! Le chapitre « Activités culturelles et artistiques » repose uniquement dans le manuel sur la musique... mais en plus, de nombreux artistes congolais sont oubliés pour « mauvaise moralité »...
On pourrait penser que la nation congolaise existe au regard du conflit avec le Rwanda mais en réalité beaucoup de populations ont vécu ensemble pendant des décennies. Un homme aujourd'hui d'une soixantaine d'années peut avoir un père rwandais ayant travaillé dans les mines du Katanga et marié à une Congolaise... Ma propre femme en 1998 a failli être lynchée à Kinshasa simplement parce qu'elle est de très grande taille, sous le prétexte que les femmes bantoues ne sont pas comme ça, c'est donc une Rwandaise !
L'une des raisons pour lesquels j'ai demandé et obtenu de faire cours à l'université de Kinshasa, c'est justement pour travailler sur ces enjeux de conscience(s) nationale et sociale qui aujourd'hui sont complètement absentes chez la plupart des Congolais.
K. RAMONDY : Construire l'histoire d'un pays passe par le soin apporté aux archives. Quel est l'état des archives nationales en RDC ?
E. M'BOKOLO : La situation est en train de s'améliorer un peu. L'un des grands problèmes est le suivant : une très grande part des archives est partie avec les Belges. Très longtemps, la personne qui s'occupait de ces archives demandait aux chercheurs sur quel sujet ils travaillaient et c'est l'archiviste qui choisissait les dossiers que ceux-ci devaient lire... L'archiviste contrôlait aussi les notes prises par le chercheur et il arbitrait s'il le laissait partir avec ses notes ! La recherche historique sur le Congo et au Congo a donc très peu avancé.
Les chercheurs travaillent surtout sur l'histoire politique depuis 1945 ou sur l'histoire des ethnies, ce qui conforte cette vision ethniciste de la société congolaise à partir des enquêtes de terrain.
Très peu connaissent les oeuvres de Vansina aux différentes époques de sa vie.
Les archives civiles et celles de l'administration ont été regroupées dans un local notoirement insuffisant pour assurer un véritable stockage. Il a plu et « replu » dans ces locaux et le classement est totalement fantaisiste. De plus, les archives se situent dans la « ville blanche », un endroit où les Congolais ne vont pas spontanément encore aujourd'hui, le bâtiment des archives est situé entre le bâtiment des pompiers et le bâtiment de la police nationale. Un jeune chercheur qui voudrait y aller se sentirait mal à l'aise car très peu de Congolais osent braver la police nationale.
Un incendie a menacé les locaux des archives nationales il y a plus de deux ans. Il y a un plan pour construire un nouveau bâtiment toujours dans la ville blanche, aujourd'hui le quartier des institutions internationales et de la bourgeoisie congolaise.
Une autre partie des archives se trouve au siège de la Présidence congolaise ; elles sont inaccessibles puisqu'il faut montrer plusieurs fois des laisser-passer ou des papiers d'identité pour pouvoir y accéder. Il existe aussi des dépôts d'archives dans les capitales régionales des différents États et on connaît assez mal l'état de ces archives. Il existe aussi les archives dans les anciennes missions mais les missions catholiques ont le plus souvent rapatrié leurs archives dans les maisons-mères qui sont assez frileuses à l'idée d'ouvrir leurs archives aux chercheurs.
Il ne faut pas non plus oublier les archives des grandes sociétés minières dont on connaît très mal le contenu. Tout affrontement civil se transforme souvent en une destruction des symboles du pouvoir dont les archives font partie et un certain nombre des archives du Congo ont aujourd'hui irrémédiablement disparu. Afin de réaliser une exposition sur le travail forcé au Congo, nous avons récupéré un certain nombre d'archives venant de la Société Générale qui ont été versées, depuis, aux archives du Royaume. Nous craignons qu'il y ait à cette occasion une certaine « épuration », il ne faut pas oublier que le premier à avoir fait disparaître les archives de la colonisation est Léopold II, lui-même.
Il serait d'ailleurs important qu'un certain nombre d'historiens congolais fasse un travail d'entretiens avec des témoins qui sont encore vivants et ont encore beaucoup de choses à révéler. Mais les historiens qui travaillent à Kinshasa et Lumumbashi ont encore une vision de l'Histoire très positiviste qui ne s'écrirait qu'à partir des textes. Il existe également une ignorance totale de l'histoire des autres pays africains et il n'y a aucune pratique citoyenne de l'histoire, si souvent évoquée par mon ancien professeur Jacques Le Goff. L'histoire ce n'est pas que pour les historiens, c'est aussi pour le devenir commun et cette vision n'a toujours pas pénétré les esprits des chercheurs congolais.
Dans les universités, il n'y a que très peu d'étudiants qui choisissent la spécialité « histoire », la plupart préfèrent aller en droit et en économie. Il y a une aussi grande ignorance de l'histoire de la Chine ou de celle des États-Unis. La plupart de mes étudiants congolais disent encore « une fois que tu es arrivé en Europe tu es arrivé au paradis ». Je leur réponds : « Mais de quoi parlez-vous ? Savez-vous combien de révolutions il y a eu en France ? Savez-vous quels sont les enjeux, les difficultés sociales aujourd'hui en France ? Un proverbe kinois très usité est pour moi tragique : « On a beau dire. Le blanc est le blanc et le noir est le noir »...
Les diasporas africaines sont inconnues, on a même régressé par rapport à notre connaissance du début des années 60. Lors du tremblement de terre en Haïti, on a été plusieurs à demander à l'État congolais de venir en aide à ce pays dont les ressortissants étaient venus au Congo en 1960. La réponse a été négative. Personne ne se souvenait de l'importance des Haïtiens.
C'est dire si le chemin à parcourir va être long...
K. RAMONDY : Quel conseil donneriez-vous à un jeune homme ou une jeune femme voulant s'engager en politique en RDC ?
E. M'BOKOLO : J'aurais d'abord une opinion favorable en lui disant qu'il faut y aller. Si c'est une fille je lui dirais qu'il faut se préparer à recevoir des coups d'une violence extrême car la classe politique congolaise est, pour des raisons évidentes, profondément machiste. Il faut être honnête : on a besoin d'avoir des hommes ou des femmes politiques intègres. Pour s'enrichir, je leur conseillerais d'aller travailler dans des banques ou de créer des entreprises.
Si vous faites de la politique, ce n'est pas pour gagner de l'argent et vous devez mener campagne pour commencer à moraliser le système actuel car, depuis de nombreuses années nous vivons sur un système de prédation généralisée qui ne laisse d'ailleurs aucun effet positif à long terme pour les Congolais. Toutes les personnes qui ont été Premier ministre ou ministre – leur nombre est tellement immense –, sont toutes oubliées. Ils ont pillé l'État pour se construire des fortunes personnelles au Congo ou à l'étranger. De leur passage, il ne reste rien : aucun hôpital n'a été construit, pas d'école, pas de lieu pour le public, à Kinshasa il n'y a pas eu une bibliothèque créée après 1960.
Certains jeunes ont fait appel à moi et je leur ai conseillé de ne pas attendre d'avoir trente ans pour entrer en politique... Il faut commencer maintenant à construire des sociabilités intellectuelles qui permettent de discuter des problèmes du pays et de sortir des discours que nous connaissons tous ! Cela commence à prendre tournure mais le chemin sera extrêmement long. Le meilleur de l'énergie qui pourrait être dépensée pour faire de la politique va dans les églises et certaines personnes disent que « c'est Dieu qui fait l'histoire » ou « c'est par la chance que l'on peut vivre bien ». Autour du président actuel, il y a un noyau dur de personnes parlant le swahili qui tiennent le pouvoir et ne comprennent pas pourquoi on ne les apprécie pas... Ils n'appréhendent pas les deux frontières qui convergent dans le pays, celle venant de l'Atlantique avec les langues kikongo et Iingala, véhiculées par le fleuve, et celle de la côte swahili avec la langue swahili qui pénètre à l'intérieur du Congo très rapidement...
Je serais tenté de dire à un jeune motivé par la politique : « Fais tes preuves dans autre chose et ensuite lance-toi en politique au moins tu seras crédible pour les gens » ! ■
Notes
[1]Elikia Mbokolo, Msiri, bâtisseur de l'ancien royaume du Katanga, Dakar, Nouvelles éditions africaines, 1976. 94 p. ; Elikia Mbokolo, Jean-Marie Garraud, Mirambo : un grand chef contre les trafiquants d'esclaves, Paris, ABC, 1976. 90 p.
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