Musée du Quai-Branly-Jacques-Chirac
- « The Color Line » offre un passionnant panorama des peintres et sculpteurs noirs de l'art moderne outre- Atlantique, longtemps marginalisés par une discrimination invisible mais bien réelle.
- Six cents œuvres et documents témoignent de leur créativité.








Qui peut citer le nom d'un artiste peintre noir américain au XXe siècle, à l'exception de Jean-Michel Basquiat ? Jusqu'au milieu des années 1980, les artistes « africains-américains », comme ils veulent désormais être appelés en référence à leurs racines, étaient victimes de la « Color Line », titre de la remarquable exposition du musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Cette frontière invisible, symbole de la ségrégation qui toucha pendant près d'un siècle les populations noires aux
États-Unis, a longtemps maintenu les artistes noirs à la marge.
Si des collectionneurs éclairés les avaient déjà repérés et si quelques chercheurs les avaient montrés dans les universités noires du pays, leurs oeuvres n'étaient ni achetées, ni exposées par les grands musées.
Aujourd'hui, la situation a évolué. Le Metropolitan Museum of Art à New York ou la National Gallery de Washington ont ouvert leurs cimaises à la diversité.
De nombreux artistes noirs américains contemporains, comme Mickalene Thomas ou David Hammons, ont même vu leur cote s'envoler sur le marché de l'art.
Le chemin vers la reconnaissance fut long, depuis les premières oeuvres de l'esclave David Drake qui ouvrent l'exposition.
Certains de ses pots en céramique, ornés d'inscriptions, constituaient à l'époque un acte de rébellion, les esclaves n'ayant pas le droit d'apprendre à lire et à écrire.
La plupart des tableaux et des sculptures qui jalonnent le parcours entrent en résonance avec les grandes luttes politiques menées au cours du siècle.
Le commissaire Daniel Soutif a fait, pendant quatre ans, un travail de recherche considérable, pour rassembler
une somme d'archives – affiches, livres, caricatures de presse... – qui éclairent ce contexte historique, sans alourdir la visite.
L'exposition a également le mérite de mettre en lumière des artistes méconnus au talent pourtant éclatant. Certains avaient eu leur heure de gloire, comme Henry Ossawa Tanner, dont trois tableaux religieux avaient été acquis par l'État français dès la fin du XIXe siècle.
Venu de Philadelphie, il a réalisé la majeure partie de sa carrière à Paris.
« En France, disait-il, un homme noir pouvait peindre ce qu'il voulait, il n'était pas cantonné à être un artiste
noir. »
Son succès international ouvrit la voie, dans les années 1920, à la « Harlem renaissance », période extraordinairement féconde sur le plan culturel qui réunira des écrivains, des peintres, des musiciens...
Parmi ces « New Negroes », comme le philosophe Alain Locke les désigna, se trouvent des artistes majeurs
tels Aaron Douglas, dont les toiles rehaussées de cercles concentriques en dégradés semblent vibrer au son du jazz et du gospel.
Autre grande figure, Archibald J. Motley, Jr fut, en 1928, le premier artiste noir américain à voir son travail exposé en solo dans une grande galerie de Manhattan.
Aux caricatures racistes qui gangrenaient l'imaginaire américain, il répliqua par des portraits délicats des membres de la bourgeoisie noire.
The Octoroon Girl, peint en 1925, fait référence à une règle absurde : une seule goutte de sang noir suffit pour être considéré comme noir. Cette jeune femme, aux racines africaines mais à la peau claire, constitue une éclatante réponse à la bêtise.
C'est également la tête dressée et l'allure noble qui frappent sur les puissantes gravures en noir et blanc réalisées par Elizabeth Catlett au milieu des années 1940, en hommage aux « Negro Women » célèbres
ou anonymes. L'une d'elles, les traits tirés, le regard dur, assise dans un bus derrière l'écriteau « Colored
only », annonce déjà la révolte de Rosa Parks à Montgomery (Alabama) qui lança, dix ans plus tard,
le grand mouvement pour les droits civiques.
Cécile Jaurès
Jusqu'au 15 janvier. Rens. : 01 56 61 70 00
et www.quaibranly.fr
L'horreur des lynchages
Une des sections les plus fortes de l'exposition « Color Line » évoque la violence aveugle qui frappa la communauté noire jusqu'en 1980. Des dizaines de cartes postales gardent la trace de ces abominables spectacles publics, annoncés à la radio et auxquels l'on se rendait en famille, habillé sur son trente-et-un...
Quelques années avant que Billie Holiday ne chante, d'une voix déchirante, le Strange Fruit (« fruit étrange ») suspendu aux peupliers du Sud, rend sa dignité à une Mob Victim (« victime de la foule ») dans un portrait poignant daté de 1944.
Les mains liées, le martyr aux traits doux et aux cheveux gris attend calmement son sort, les yeux levés vers le ciel.
En contrepoint, Charles H. Alston dénonce au fusain la barbarie d'un bourreau, qui brandit, l'air halluciné, le pénis d'un homme noir au sol, nu, la corde autour du cou. Une œuvre si provocante et insoutenable qu'elle fut rarement exposée depuis sa création en 1935.
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