
Un bateau de migrants accoste sur l'île de Lesbos, en Grèce.
Photo : Sergey Ponomarev/The New York Times-Redux
Au Nord, les frontières se dressent.
Au Sud, des trafiquants font commerce de la détresse et de l'espoir d'une vie meilleure des migrants
syriens et africains.
Depuis la Turquie et la Libye, ils leur vendent de dangereuses traversées.
La "saison" a repris pour les passeurs et leurs « cargaisons » de migrants africains, syriens,
afghans, irakiens. Certains de ces « beaux jours » en Méditerranée deviennent des jours de
mort pour des centaines de réfugiés entassés dans des embarcations vers l'Europe, avant d'être
les victimes englouties de pannes de moteurs, de transbordements hasardeux ou de mauvais temps.
« Passeur de migrants est une activité lucrative et sans risques.
Si le passeur perd sa cargaison, personne ne la lui réclamera.
Alors que s'il perd une cargaison de drogue, il risque gros visà-vis de ses commanditaires »,
explique François Gemenne, au Ceri-Sciences-Po.
Sur la route africaine vers l'Europe, ces passeurs ont des noms et des visages. Il y a, par exemple,
Medhanie Mered, un Érythréen, dont la croix en or témoigne de la religion, et son « associé »,
Wedi Issak, qui montre au photographe sa musculature travaillée.
Ces passeurs profitent du désordre libyen pour faire commerce de leurs frères, ceux qu'ils
appellent « Brothers ».
Ils entassent et séquestrent leurs jeunes clients dans des maisons d'Ajdabiya, sur la côte libyenne, avant que leurs familles envoient l'argent dû pour la route à travers le Sahara.
Les candidats au rêve européen peuvent attendre là des mois.
Au début de leur aventure, dans des camps de réfugiés en Éthiopie ou au Soudan, ces réseaux
de passeurs leur ont promis l'Europe. « Pour les convaincre, ils leur ont dit qu'ils ne devront payer qu'une fois arrivés en Libye », explique Meron Estefanos, une Érythréenne installée en Suède.
« Le premier paiement est fait à Ajdabiya. Il est de l'ordre de 3 500 ¤. Une fois réglé, le migrant est envoyé à Tripoli où il devra payer une moyenne de 2 000 ¤ avant de pouvoir tenter la traversée de la Méditerranée. »
Des réseaux de trafiquants organisent ensuite les départs de bateaux vers l'Italie à partir des plages de la Tripolitaine à l'est et à l'ouest de Tripoli.
Dans cette zone, les migrations clandestines constituent une source importante de revenus pour les
milices, pouvoirs locaux et communautés.
Daech participerait à ce juteux trafic dans la bande littorale sous son contrôle de part et d'autre de la ville de Syrte.
Jusqu'à l'an dernier, ces passeurs faisaient partir leurs clients sur des barques de pêcheurs, en bois, d'une vingtaine de mètres.
Ils utilisent maintenant des canots pneumatiques. La douane maltaise a contrôlé récemment un conteneur de ces embarcations gonflables à destination de la capitale libyenne. Elle a dû les laisser partir faute de preuves quant à leur usage. « L'avantage est que l'on peut embarquer très vite sur ces petits canots depuis les plages.
Parfois, les migrants sont effrayés par la précarité de ces embarcations et le nombre de passagers. À ce moment-là, les passeurs les forcent à monter », explique Florence Kim à l'Office international des migrations (OIM).
Les embarcations, chargées chacune d'environ 150 migrants, seront abandonnées une fois l'Europe atteinte.
Les passeurs ont pris soin parfois de ne remplir les moteurs que du carburant nécessaire pour quitter les eaux territoriales libyennes. Les canots dériveront alors en pleine mer.
Dans le meilleur des cas, les passagers contacteront leurs familles qui alerteront les marines
européennes pour les secourir.
Le cynisme, la sauvagerie des passeurs a été rapportée par les récits des « maisons de torture » du
Sinaï où ont été séquestrés des Africains qui voulaient rejoindreIsraël.
Ces témoignages sont difficilesà obtenir.
Jean-François Dubost, à Amnesty, constate que « les migrants arrivés en Europe sont réticents à décrire leur voyage. Ils ne veulent pas que leurs familles restées dans leurs pays soient l'objet
de représailles de la part des passeurs.
Ils ont souvent encore des dettes à régler à ces mêmes passeurs.»
La lutte contre ces réseaux tarde à s'organiser.
En Libye,sur les quais du port de Misrata, Tawfik Al Skail, chef adjoint des gardes-côtes de la ville, se veut « la dernière ligne de défense » avant l'Europe, tout en fustigeant le manque de coopération avec l'Italie et l'Union européenne.
« Sous prétexte de la division de la Libye en deux gouvernements rivaux, les Italiens ne nous ont
toujours pas restitué les quatre bâtiments en réparation chez eux. Pour être efficaces, nous aurions
besoin de renouveler notre équipement obsolète et de former notre personnel. »
Avec, en tout et pour tout, deux vedettes pour surveiller 600 km de côte entre Syrte et la Tunisie, Tawfik Al Skail et ses hommes restent la plupart du temps à quai.
Depuis l'Europe, Sophia, l'opération navale européenne de lutte contre les passeurs de migrants
aux marges de la Libye,est jusqu'à présent cantonnée aux eaux internationales.
Elle devrait bientôt s'engager dans la formation des gardes-côtes libyens et pouvoir patrouiller dans
les eaux territoriales libyennes, à la demande du gouvernement d'union nationale.
L'Otan pourrait apporter son soutien à la mission de l'UE.
L'organisation est déjà présente en mer Égée pour combattre les réseaux de passeurs entre la Turquie et la Grèce.
De ce côté-là de la Méditerranée, les clients des passeurs sont des réfugiés syriens, irakiens ou afghans, arrivés jusqu'à la côte turque.
Ces réfugiés devront ensuite franchir un petit bras de mer pour atteindre une île grecque. Ils
trouveront de l'aide moyennant finance en contactant – souvent via Facebook ou par SMS – des
passeurs qui s'érigent en agences de voyages. Ils pourront acheter canots pneumatiques et gilets
de sauvetage dans des magasins turcs.
Cette traversée en mer Égée, de moins d'une heure, peut aussi être meurtrière. « Des enfants y
trouvent fréquemment la mort », souligne Florence Kim.
C'était le cas pour Aylan, échoué sur une plage turque,en face de l'île grecque de Kos, le 2septembre
dernier. Sa photo a fait le tour du monde.
Pour François Gemenne : « Plus les frontières se ferment en Europe, plus les réfugiés qui ont un besoin vital de franchir ces frontières prendront des risques et nourriront ces passeurs. »
François d'Alançon (à Misrata) et Pierre Cochez
L'Italie met les moyens pour lutter contre les trafiquants

Matteo Renzi a annoncé d'un ton triomphant les résultats de l'Italie dans la lutte contre le trafic d'êtres
humains. « Jusqu'à présent, nous avons arrêté 1 002 passeurs ! »
Depuis trois ans, militaires et policiers chargés des contrôles des migrants disposent des mêmes instruments
que leurs homologues qui combattent la mafia : écoutes téléphoniques sans limite de durée, possibilité d'utiliser vidéos et photos comme éléments de preuve, protection des témoins et repentis.
Cependant, il faut relativiser la portée des résultats évoqués par Matteo Renzi. Parmi les présumés passeurs arrêtés, ceux qui ne sont pas soupçonnés de maltraitance ou d'homicide sont souvent relâchés.
En outre, comme le précise le procureur adjoint du parquet de Palerme, Maurizio Scalia, les passeurs sont des petits poissons par rapport aux dirigeants des réseaux de trafiquants.
« Depuis la chute de Kadhafi, en 2011, la collaboration entre la justice italienne et libyenne a été interrompue, or 90 % du trafic de migrants part de Libye.
Nous avons identifié des chefs de groupes criminels mais nous sommes impuissants car ils sont en Libye », se désole-t-il.
Parmi eux, l'Éthiopien Ghermay Ermias et l'Érythréen Medhanie Yehdego Mered. Leurs noms sont apparus dans l'enquête du naufrage qui a fait 366 victimes, le 3 octobre 2013, au large de l'île de Lampedusa. Il y a bien eu un procès, mais seul un passeur somalien a été condamné à trente ans pour trafic d'êtres humains, séquestration,
violences, viols et aide à l'immigration clandestine.
Un autre procès a débuté en janvier, à Catane. ll concerne le naufrage au large de la Libye, le 18 avril 2015, qui a provoqué la mort d'au moins 700 personnes.
Parmi les 28 rescapés, un tunisien Mohammed Ali Malek, 27 ans, et un Syrien Mahmud Bikhit, 25 ans, accusés d'aide à l'immigration clandestine, de naufrage et d'homicides involontaires.
Selon le ministère de la justice, l'Italie compte actuellement 70 adultes condamnés à des peines de prison de cinq à dix ans pour aide à l'immigration clandestine et trafic d'êtres humains, et 45 condamnés à des peines plus longues pour ces délits et pour violences et homicides.
Les enquêtes débutent dès le transfert des migrants à bord des unités navales de secours, mais le
problème se situe au niveau des procès. « Il est quasi impossible d'aboutir à une condamnation sans la présence
de témoins entendus lors des enquêtes. Dans de nombreux cas, ils se rétractent par peur de rétorsion, ou ils se sont éloignés de l'Italie », souligne le magistrat palermitain.
La question devient encore plus complexe depuis que les chefs de réseaux ont adopté une nouvelle stratégie qui consiste à confier la responsabilité d'une embarcation, dotée d'un téléphone satellitaire
pour appeler les secours, à quelques migrants dont des mineurs, en échange d'un voyage gratuit ou avec ristourne.
Le 30 mars, la police a arrêté trois jeunes de 17 ans, soupçonnés de faire partie du groupe de passeurs qui a accompagné 730 migrants répartis sur six bateaux pneumatiques.
Un rapport du ministère de l'intérieur confirme que les mineurs appréhendés sont passés de 43 en 2013 à une centaine, depuis mars 2016.
Dix-huit d'entre eux sont en prison, les autres dans des structures sous surveillance. « Ce sont des
victimes des trafiquants. Ils ont subi des violences inouïes avant de quitter les côtes libyennes.
Ils devraient avoir le droit à un permis humanitaire », soutient un porte-parole de l'ONG Save the Children.
Ils n'en risquent pas moins d'être condamnés pour violation de la loi sur l'immigration clandestine.
Pendant ce temps, les « big boss » continuent de s'enrichir en toute impunité.
Anne Le Nir
chevalargonne, Posté le mardi 03 mai 2016 07:44
désespérant oui